138e congrès, Rennes, 2013 - Se nourrir. Pratiques et stratégies alimentaires

mardi 23 avril 2013 - 09:00


Thème VI. Représentations et alimentation

Sous-thème : VI.A. Arts et pratiques alimentaires

Titre : De la « chose » ménagère devenue sujet d’art ou l’immatériel dévoilé de la cuisine et de ses « objets » (1750-1850)

Président : POULOT Dominique, professeur à l'université Paris I - Panthéon-Sorbonne

L’histoire des objets et celle des usages qu’ils révèlent au-delà des formes sont désormais inscrites dans les recherches autour de la culture matérielle. Avec Les Structures du Quotidien, Fernand Braudel a ouvert la voie. L’objet, l’ustensile, le produit alimentaire usant de leur banalité – peu dangereuse - sont des clefs pour nous faire pénétrer dans l’intimité des lieux et de leurs usagers. Les objets ne sont pas seulement matériels ; leur utilisation, les relations qu’ils créent, sont vecteurs de distinction sociale ou de communication entre les êtres.
Il nous a semblé pertinent d’appliquer la médiation des objets à la cuisine, au XIXe et surtout au XVIIIe, où regard et goût s’imposent dans la hiérarchie des sens et où dans les arts, l’objet le plus élaboré (automate de Vaucanson) côtoie le plus trivial (« la Raie » de Chardin).
Dans un monde occidental où l’objet est encore rare, même chez les plus aisés, le XVIIIe révèle donc dans les offices, la relation de l’homme à l’objet qu’il investit de valeurs ou de désirs de vie. La cuisine est toujours le lieu de la « survie » au moins alimentaire de l’espèce comme l’est, sur un autre plan, la chambre.
Les « objets » et lieux de cuisine dévoilent la part ordinaire d’un siècle qui l’est peu, l’ombre des Lumières et les balbutiements de la société de consommation bourgeoise du XIXe siècle. Le peuple ne réclame-t-il pas lui aussi, dans quelques cahiers de doléances l’accès à la consommation de vêtements, de tabac ?
Face aux silences de l’écrit (hors notarial) sur la cuisine, l’historien doit faire appel à d’autres sources plus sensibles, celles des arts de la représentation, d’autant que quelques peintres, fins observateurs de leur temps, commencent à s’intéresser à cet espace auparavant hors de leur champ. Cet intérêt, certes limité sur une centaine d’années, est tout de même révélateur d’une prise de conscience des évolutions de la société et de l’émergence d’une forme de consommation annonciatrice du XIXe.
Ces objets ordinaires sont donc aussi objets d’art, ce qui n’est pas anodin. La peinture porte enfin un regard à ce lieu ordinaire longtemps occulté.
Sur cet « objet » trivial, nous solliciterons donc de 1750 à 1850 trois palettes de peintres intrigués par l’espace culinaire qu’ils observent : l’incontournable Jean-Baptiste Chardin et, au XIXe, Martin Drolling puis François Bovin.
Complémentaire du regard comptable du notaire, celui du peintre propose une autre vision de la cuisine qui s’individualise dans l’habitation. Les tableaux de Martin Drolling sont à cet égard des pages d’histoire où, dans la cuisine qui prend sa forme actuelle, évolue un ménage bourgeois qui apprécie de s’y faire peindre.
Au terme de notre étude, nous verrons que le XVIIIe a « inventé » les objets d’une société de consommation naissante, ceux de la cuisine en particulier, ce que le XIXe amplifie. Les peintures des deux siècles montrent la quête du confort et du bonheur, révélant en creux, une inquiétude grandissante.
La chose banale, indispensable, rassurante, ici, la cuisine et ses ustensiles et autres produits, est au XVIIIe et au début du XIXe, un des masques de l’inquiétude ultime, l’expression moderne d’un monde matériel créé par un siècle qui fit l’apologie de l’économie, de la science et du progrès, d’un temps qui crut aussi au bonheur.

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Mme Jacqueline BAYON-TOLLET, Professeur d'histoire moderne à l'université Jean-Monnet - Saint-Étienne